Le dollar américain a un nouveau visage

Le dollar américain a un nouveau visage

Protestinfo laisse régulièrement carte blanche à des personnalités réformées.

La théologienne neuchâteloise Muriel Schmid, vit aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années. Elle est directrice de programme pour les Equipes chrétiennes pour la paix à Chicago. Elle réagit à l’annonce de la banque fédérale de remplacer la personnalité figurant sur le billet de vingt dollars.

Mercredi dernier, la banque fédérale américaine (U.S. Department of the Treasury) a fait une annonce pour le moins détonante: le visage du président Andrew Jackson (président de 1829 à 1837) qui a marqué depuis 1928 le billet de 20 $, va être remplacé dans la nouvelle édition de cette coupure par le portrait d’Harriet Tubman (née vers 1820, morte en 1913). Cette décision est à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de la monnaie américaine; dans l’histoire américaine tout court! Première femme à être représentée sur les billets des Etats-Unis, Harriet Tubman est de surcroît afro-américaine, née esclave et figure centrale de la lutte contre l’esclavage après s’être enfuie de sa plantation vers 1850.

Une ligne de démarcation existait sur le territoire américain du XIXe siècle entre le Sud esclavagiste et le Nord abolitionniste, la ligne Mason-Dixie, du nom des deux géomètres britanniques qui la tracèrent. Elle délimitait l’état du Maryland, sudiste et esclavagiste où Harriet Tubman naquit et grandit comme esclave et les états du Delaware et de la Pennsylvanie, où l’esclavage était aboli. Traverser cette ligne signifiait pour tout esclave en fuite, l’accès à la liberté et la possibilité d’une nouvelle vie. Harriet Tubman y parvint à sa troisième tentative et s’installa à Philadelphie.

Un important réseau clandestin était en place pour aider les esclaves sur leur route, les cacher, les héberger et les nourrir; ce réseau était connu sous le nom anglais d’Underground Railroad (Chemin de fer clandestin) et aurait permis à environ 100’000 esclaves de passer au Nord dans le courant du XIXe siècle. Les années 1850 et 1860, juste avant la Guerre de Sécession, semblent avoir été les plus actives du réseau.

Les quakers étaient particulièrement actifs dans ce travail clandestin, leur état marquant la frontière entre le Sud et le Nord; d’autres Eglises y participaient également, méthodistes, baptistes. Harriet Tubman, une fois sa liberté acquise au Nord, est devenue, elle aussi, extrêmement active au sein de ce réseau et fit de nombreux allers et retours entre le Maryland et le Nord pour aider d’autres esclaves à s’échapper, en premier lieu sa famille. Elle devint ainsi un personnage important du réseau, ce qui lui valut d’être prénommée par certains collègues abolitionnistes «la Moïse des noirs».

Aujourd’hui, si certains applaudissent le choix remarquable de la banque fédérale américaine, certains y voient une ironie difficile à réconcilier avec la mémoire d’Harriet Tubman elle-même. L’économie américaine s’est construite avec l’aide indéniable de l’institution de l’esclavage. Il est impossible de retracer l’entier des ramifications économiques de l’esclavage ni jusqu’à quel point il a permis le développement économique des Etats-Unis.

Le billet de 20 $ est-il donc bien le meilleur endroit pour rendre hommage à Harriet Tubman? Oui, si l’on pense qu’elle éjecte Jackson de son trône, un président qui possédait lui-même des esclaves et dont la politique à l’égard des populations indigènes des territoires américains fut catastrophique. Non, si l’on voit dans ce billet le symbole même d’une économie de marché qui nourrit littéralement, aujourd’hui encore, les injustices sociales et les inégalités économiques fondamentales. Rien ne sert pourtant, comme le font certains, de spéculer sur ce qu’Harriet Tubman en penserait!

J’ai pour ma part envie d’y voir le signe d’une histoire douloureuse qui se revisite, certes tard, mais qui se revisite. Une histoire à multiples visages qui modifie enfin les symboles d’une nation. Le dos des billets de 5 $ et 10 $ seront eux aussi changés pour faire place aux visages des suffragettes américaines qui ont lutté à la même époque pour le droit des femmes. La décision d’imprimer le portrait d’Harriet Tubman sur le billet de 20 $ résulte par ailleurs d’un choix populaire: la banque fédérale a en effet reçu de nombreuses propositions et celle-ci a dominé les sondages.

Quelle serait alors la figure suisse qui aurait la même fonction de rappel, de mise en garde, de mémoire douloureuse et d’iconoclasme? Où accorderait-on une place de choix à un symbole national qui dérange? Une chose est certaine, aujourd’hui, autour du globe, l’esclavage n’est aboli que sur papier et l’économie suisse est la première à en bénéficier!