Suivre la trace de ces voix qui se sont perdues dans le désert

Suivre la trace de ces voix qui se sont perdues dans le désert

Chaque semaine Protestinfo laisse carte blanche à une personnalité réformée.

La théologienne Muriel Schmid vit aux Etats-Unis depuis une dizaine d’années. Elle est directrice de programme pour les Equipes chrétiennes pour la paix à Chicago. Elle livre son expérience à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique.

Photo: CC(by-nc-nd)J. N. Stuart, la frontière à Sasabe (AZ) en février 2009

Je n’avais pas encore visité cette partie du pays, celle tout au sud de l’Arizona qui se colle à la frontière mexicaine. J’ai de la chance, je m’y suis rendue à la fin du mois de février lorsque les températures y sont très agréables (environ 20 °C), en particulier pour ceux et celles qui viennent des régions plus au nord où l’hiver bat son plein. J’ai de la chance, je ne fais l’expérience ni de la chaleur brutale du désert, ni de la sécheresse, ni de l’ombre inexistante.

Chaque année, quelques centaines de milliers de migrants traversent la frontière qui sépare le Mexique et les Etats-Unis; hommes, femmes, enfants, certains en route depuis des mois, voire des années. La majorité vient du Mexique même, souvent des provinces du sud du pays; une autre partie vient plus généralement d’Amérique centrale; finalement, quelques personnes ont démarré leur voyage sur le continent africain, au Pakistan ou en Chine. Les chiffres exacts de ceux et celles qui traversent la frontière sont évidemment difficiles à établir. Ce que l’on sait, c’est le nombre de ceux et celles qui sont appréhendés par les patrouilles qui font la police sur cette frontière (Border Patrol); en 2014, par exemple, 214’000 personnes étaient arrêtées alors qu’elles tentaient d’entrer sur le territoire américain sans document; à cela s’ajoutent 307 corps retrouvés cette même année dans le désert. En comparaison des années précédentes, ces chiffres ont quelque peu diminué proportionnellement aux mesures sécuritaires qui, elles, ont augmenté.

Nous sommes un groupe de 12 personnes à sillonner pendant dix jours le sud de l’Arizona, participant à une délégation organisée par les Equipes chrétiennes pour la paix. Le but: explorer la zone frontière entre les Etats-Unis et le Mexique et découvrir ce qu’il s’y passe en rencontrant divers groupes, des deux côtés du mur, qui se battent pour les droits humains des migrants; les abus de traitement, les morts, les vols, les viols, les arrestations violentes, les centres de détention, les procédures légales hâtives, tout cela contribue à une dénonciation systématique des pratiques policières américaines. Quelques noms: No More Deaths, BorderLinks, HEPAC, Frontera de Cristo, People Helping People…

Deux choses m’impressionnent grandement: tout d’abord, le nombre de personnes, citoyens et citoyennes sans prétention, qui ont choisi de s’engager dans ce travail de soutien et d’aide humanitaire pour les migrants; ensuite, la militarisation extrême de cette zone frontière avec ses checkpoints, ses drones, ses fusils, ses hélicoptères et son mur. On entre dans une zone de conflit, pas de doute; et l’aide humanitaire s’y organise autour.

Si les Etats-Unis ont criminalisé le fait d’entrer sur le territoire américain sans document (ce qui équivaut à une peine de prison), ils n’ont pu criminaliser l’aide humanitaire. Dès lors, la plupart de ces organisations de base se concentrent sur cet aspect-là de l’aide aux migrants: fournir de l’eau, de la nourriture et des vêtements de rechange dans le désert; maintenir des tentes qui offrent des soins d’urgence en cas de maladie, déshydratation ou insolation. Sur le plan des droits civils, elles offrent également des informations sur les droits des migrants et sur les procédures légales qu’ils sont susceptibles de rencontrer. Il y a après tout, selon les estimations, plus de 11 millions de personnes non-documentées qui vivent aux Etats-Unis!

L’une de nos tâches, marcher le long du chemin de migration et y apporter de l’eau et de la nourriture aux points fixes connus des passeurs eux-mêmes. Le chemin est jonché d’objets perdus: un petit sac à dos, une paire usée d’espadrilles, un t-shirt, un pantalon… difficile de savoir ce qu’il est advenu de celui ou celle qui portait cet objet. Ici et là, un petit autel érigé à la mémoire des morts, on s’y arrête, l’instant d’une prière; souvent impossible de savoir le nom de celui ou celle qui a perdu la vie, le corps parfois retrouvé trop tard, brûlé. On relit les dernières strophes de ce magnifique poème écrit par la pasteure Delle McCormick, La Ruta de Mujeres (La route des femmes):

O, what you leave behind Oh, ce que vous laissez derrière haunts me me hante I know you je vous connais Sister, mother, friend, sœur, mère, amie Lover, aunt. amante, tante. Some day Un jour we will all be held nous devrons tous accountable for répondre de your suffering, your loss. votre souffrance, de votre perte. Some day, we will Un jour, nous célébrerons celebrate your courage, votre courage your story, your making votre histoire, votre mise en route your way to the Promised Land. vers la Terre Promise. Some day we will Un jour nous nommerons name this crossing Exodus ce passage, Exode and thank God that et nous rendrons grâce à Dieu some of you make it pour celles qui auront survécu
across. à cette traversée.

Parmi ces organisations de base, plusieurs Eglises sont représentées, l’Eglise presbytérienne, méthodiste, catholique… Elles voient dans le travail auprès des migrants un devoir de foi. Quel que soit le sentiment qui nous anime à l’égard des vagues de migrants qui viennent frapper à notre porte, le traitement de cette population doit être à la hauteur de nos démocraties qui s’enracinent dans la reconnaissance des droits humains et, pour certains, dans les convictions chrétiennes.

Au milieu de notre voyage, notre petit groupe s’arrête dans une réserve naturelle destinée à accueillir la migration des grues; des milliers d’oiseaux s’y sont posés, dans l’attente de jours plus chauds où ils pourront retourner chez eux. Nous admirons cette migration naturelle. Qu’en est-il de la migration des humains? Tant d’oiseaux passent nos frontières, nous rappelant qu’elles ne sont bien souvent qu’une ligne dans le sable qui a divisé des peuples entiers et fermé les refuges.

Sur le web