Nul ne peut servir deux maîtres

Nul ne peut servir deux maîtres

Chaque semaine, Protestinfo donne carte blanche à un chroniqueur.

Ce dimanche 28 septembre, les Jurassiens voteront sur une modification de la Loi cantonale sur les droits politique visant a accorder l'éligibilité au niveau communal pour les étrangers ayant le droit de vote. L'occasion pour Suzette Sandoz, professeur honoraire de droit à l'Université de Lausanne de nous livrer une réflexion sur la nationalité et l'engagement poilitique.

Photo: CC(by-sa) blu-news.org

Je me suis toujours demandé s’il était vraiment possible d’avoir deux ou plusieurs nationalités et s’il était souhaitable d’exercer son droit de vote dans deux pays différents.

La mode s’est répandue, depuis plusieurs années, dans beaucoup de pays, de ne plus subordonner l’acquisition de la nationalité à la perte de celle que l’on possédait jusqu’alors. On peut se demander quelle est la portée d’une naturalisation ou de l’octroi automatique d’une nationalité «de plus», sinon un avantage éventuel du point de vue du droit du travail. Bien des Européens se réjouissent de posséder ou souhaitent obtenir, outre un passeport d’un pays de l’Union européenne, un passeport suisse; la réciproque est vraie pour maints citoyens suisses. Le même phénomène se constate pour des citoyens américains et suisses. Autant avoir l’accès à tous les marchés du travail possibles. Et puis, soudain, pour des raisons d’impérialisme fiscal américain par exemple, on restitue son passeport américain, et on ne garde que le passeport rouge à croix blanche.

La nationalité est vécue comme un rattachement d’utilité et non pas de «fidélité». On vous dira que la fidélité à une nationalité engendre le nationalisme, donc les guerres. Je n’en suis pas convaincue. La fidélité rend parfois moins vénal ou moins combinard, plus respectueux des institutions et des valeurs de la communauté à laquelle on se rattache vraiment et capable de dévouement pour elle. Mais il est évident que la question ne peut être ainsi réglée «d’un coup de cuillère à pot». La naturalisation ensuite de mariage reste, par exemple, une situation ambiguë: le conjoint qui souhaite acquérir la nationalité de l’autre n’en renie pas pour autant son propre pays. Disons-le tout de go, la double nationalité peut, parfois, se comprendre.

Plus difficile est la compréhension de l’octroi d’un droit politique sans naturalisation préalable. Si je m’installe dans un pays pour y faire ma vie, c’est soit dans l’idée d’y mettre des racines, soit dans le but d’y attendre, dans des conditions éventuellement plus favorables ou moins défavorables que chez moi, mon retour, plus tard, dans mon pays d’origine.

Dans le premier cas, une fidélité à la nouvelle communauté implique que l’on cherche une assimilation et que l’on vise une naturalisation. Dans le second cas, on est là en «visiteur», apprécié et appréciable souvent, mais peu soucieux de s’assimiler pleinement, car on reste «de son pays». Parfois même parce que l’on considère que ce sera plus avantageux de «finir ses jours» ailleurs que là où l’on a passé toute sa vie professionnelle.

Il peut arriver aussi que l’on ne se pose même pas la question d’une naturalisation parce que la vraie préoccupation, c’est la vie de tous les jours et non pas l’enracinement dans un pays. Autrefois, la naturalisation impliquait un coût parfois rédhibitoire. Ce n’est plus le cas actuellement. Bref! Celui qui veut se faire naturaliser marque un plus grand désir «d’assimilation» que celui que ne le veut pas. Alors celui-ci, en quoi pourrait-il prétendre influencer politiquement l’avenir –parfois à long terme– du pays dont il ne se sent pas pleinement solidaire? A-t-il même cherché à en comprendre vraiment le fonctionnement? En respecte-t-il réellement les institutions, l’état d’esprit, la culture? Se soucie-t-il de l’avenir de la communauté qu’il espère quitter au plus tard à l’âge de la retraite?

On objectera certes qu’un certain nombre de citoyens autochtones ne sont pas habités par des sentiments profonds de fidélité ni de solidarité envers la communauté où ils vivent. Mais faut-il encourager cette absence de sens de la responsabilité envers autrui?

Et si l’on peut voter dans son pays d’origine et dans le pays d’accueil et que les intérêts soient éventuellement contradictoires entre les deux pays (questions fiscales ou économiques, engagements militaires, relations internationales), faudra-t-il trahir l’un pour servir l’autre? S’abstenir de toute décision? Nul ne peut servir deux maîtres.

J’ai toujours refusé d’accorder des droits politiques sans naturalisation préalable, parce que les engagements que représente toute participation à une décision politique sont une manifestation fondamentale de fidélité à une communauté que l’on aime, à laquelle on est attaché, dont on accepte de partager le sort, un sort que l’on a contribué éventuellement à façonner. Subordonner l’exercice des droits politiques à la nationalité, c’est peut-être, en outre, mettre un petit obstacle supplémentaire à la politique politicienne.