L’histoire n’a ni côté, ni sens, Mister President

L’histoire n’a ni côté, ni sens, Mister President

Chaque semaine, Protestinfo donne carte blanche à un chroniqueur. L’historien Guy Le Comte réagit au souci exprimé par Barack Obama d’être «du bon côté de l’histoire».

Photo: CC(by-sa) Irene Grassi

J’ai la passion de l’histoire que j’ai étudiée toute ma vie. J’ai mené des recherches, construit des problématiques, échafaudé des hypothèses. J’ai beaucoup enseigné aussi et donné des cours sur toutes les grandes périodes, de la préhistoire à nos jours. Je crois que l’enseignant est un éternel étudiant. Chaque jour, j’apprends quelque chose! Et c’est ainsi que récemment j’ai appris, que l’histoire avait deux côtés, un bon et un mauvais. Le président des Etats-Unis, Barack Obama, l’affirmait avec aplomb au début de l’été. Si j’ai bien compris son propos, ceux qui étaient d’accord avec les Etats-Unis étaient du bon côté de l’histoire, ceux qui les combattaient, étaient en désaccord avec eux ou simplement neutres se trouvaient du mauvais côté. Cela m’a laissé perplexe.

Toute histoire est construction, mais l’historien qui reconstruit un moment du passé doit tenir compte de tous les éléments qui sont en sa possession y compris, et l’on peut même dire surtout, de ceux qui infirment ses hypothèses de départ. Il est donc possible de construire une histoire au cours de laquelle les Etats-Unis ont toujours raison. Cette histoire n’a qu’un défaut, elle est largement fausse. J’ai envie de dire à Barack Obama: «Monsieur le Président, je vous promets de ne pas vous donner de conseils pour la gouvernance mondiale, mais de grâce ne vous mêlez pas d’enseigner l’histoire.»

L’histoire est changeante au gré des mises au point. Nos professeurs, s’appuyant sur les travaux d’Hanoteau et Renouvin nous racontaient comment les Allemands avaient, en 1914 plongé l’Europe dans une guerre suicidaire et j’imagine que les professeurs allemands enseignaient le contraire d’après Beumelburg et ses émules. En 2012, l’historien britannique Christopher Clark a rouvert le dossier. Son admirable ouvrage «Les somnambules, été 1914: comment l’Europe a marché vers la guerre», nous montre comment des hommes qui étaient loin d’être tous bellicistes ont basculé dans la guerre, alors qu’en juillet 1914 plusieurs futurs étaient encore possibles. Certains de ces somnambules voulaient la guerre, d’autres y étaient opposés, la plupart pensaient par leur fermeté exercer des pressions sur l’adversaire et en obtenir des concessions. On sait ce qu’il en advint. Les somnambules d’alors Poincaré, Viviani, Berchthold, François Joseph, Nicolas II, Sazonov, Guillaume II, Asquith, Edward Grey et les autres, ont plongé le monde dans l’horreur. Si l’on postule que ceux qui voulaient la paix étaient du bon côté de l’histoire, on constate qu’au cours de ces terribles mois de juillet et d’août 1914, nos somnambules se sont parfois trouvés du bon côté de l’histoire, parfois du mauvais et souvent nulle part.

Le temps que nous vivons est par bien des aspects comparable à l’été 1914. Comparaison n’est pas raison, l’histoire ne se répète jamais. J’ai eu cependant, à tenter de suivre les événements de l’été une impression de déjà vu. Nos somnambules s’appellent Obama, Poutine, Nethanyahu, Porotchenko, Merkel, Mechaal, Hollande, Kerry, Cameron, Bachar el Assad, ou Sissi. Il y a de quoi être inquiet. Certains de ces somnambules sont sympathiques d’autres antipathiques, mais ils nous mènent tous ensemble vers notre futur. Quel futur? J’ai peur qu’il ne soit bien noir, fait d’égoïsme et de haine.

Barack Obama a de l’histoire une vision qui relève d’un manichéisme simpliste. Appliquons son analyse du bon côté de l’histoire à l’été qui s’achève. Au début, tout était simple. Il y avait du bon côté, les Américains, Israël, l’OTAN, les Européens, l’Ukraine, et du mauvais la Syrie, la Palestine, la Russie, l’Iran et les neutres. L’irruption brutale, en Irak, de l’armée de l’Etat islamique en Irak et au Levant, a d’un coup changé la donne. Cette entité médiévale et barbare doit être mise hors d’état de nuire, nul n’en doute. Les adversaires de l’EIIL se retrouvent aujourd’hui du bon côté de l’histoire. Le camp des bons s’est renforcé et nous y retrouvons désormais pèle-mêle, les Etats-Unis, Bachar el Assad, les Kurdes, de toutes tendances, Israël, la Turquie, l’Europe, la Russie et même le pape François, qui réclame en cette affaire l’appui de bras séculiers! Le président Obama prend grand soin désormais de distinguer les bons bons des faux bons. Si la vie et la mort de millions de personnes n’étaient pas en jeu, on pourrait en rire.

L’histoire n’a pas de côté, Monsieur le Président, mais, au moins, a-t-elle un sens? Certains l’ont cru qui voyaient l’humanité marcher au fil des siècles vers le progrès, la fraternité, le bonheur. C’était l’illusion de Victor Hugo qui place dans la bouche d’Enjolras, haranguant les siens avant de mourir sur une barricade: «Citoyens le dix-neuvième siècle est grand, le vingtième sera heureux». Quel beau rêve avant le cauchemar du siècle passé. Le progrès technique paraît impuissant à assurer la marche de l’humanité entière vers le progrès, les inégalités se creusent au fil du temps. Il faut se résigner à admettre que l’histoire n’a pas de sens. Elle a un début qui se dégage des limbes du mythe et elle aura une fin qui pourrait être proche tant les hommes sont inconséquents.

L’histoire que nous révèlent les travaux des historiens est comme un théâtre, un champ clos où l’on donne à voir le spectacle permanent de l’affrontement des egos et des égoïsmes. Le Zeneb d’Anatole France résumant à l’extrême le rôle des hommes, acteurs et sujets de l’histoire ne trouva que trois mots: «Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent».

J’aimerais ajouter que tout au long de l’histoire, dans toutes les sociétés qu’ont créés les hommes, une minorité de riches a exploité, maltraité et parfois massacré parfois une majorité de pauvres. Cela continue aujourd’hui. Avez-vous remarqué que, sur le terreau de nos tristes conflits, les milliardaires fleurissent, qu’ils soient chocolatier ukrainien, présidentiables baltes ou Géorgiens importés des Etats-Unis, aparachniks ayant accaparé les richesses de l’ancienne URSS et j’en passe? C’est plus qu’un signe, c’est un programme.

Vers quel futur allons-nous? Je suis bien incapable de le dire, j’espère, mais c’est un acte de foi, que, partout, des femmes et des hommes de bonne volonté exerceront une pression suffisante sur certains de nos somnambules pour qu’il y ait encore une place, dans notre avenir, pour l’égalité, la solidarité et la justice sociale.