Curatelles: quand les Vaudois prennent enfin le temps d’accélérer

Curatelles: quand les Vaudois prennent enfin le temps d’accélérer

Chaque mercredi, Protestinfo donne carte blanche à un chroniqueur.

Denis Müller, professeur honoraire d’éthique des universités de Genève et de Lausanne revient sur la fin des curatelles forcées qui se dessine dans le canton de Vaud.

Photo: CC(by-nd) Joshua Hoffman

A la suite d’un processus laborieux, le canton de Vaud est enfin en train de sortir d’une de ses plus tenaces «vaudoiseries»: la curatelle contrainte ou imposée*. C’est le résultat conjugué de la pugnacité remarquable du conseiller national Jean Christophe Schwaab, du changement de majorité intervenu au sein du Conseil d’Etat avec l’arrivée de Béatrice Métraux et, last but not least, de la persévérance du chef des tutelles, Frédéric Vuissoz.

Ce dernier, philosophe de formation, a pris la peine de suivre tout récemment le CAS (Certificate of Advanced Studies – certificat d’études avancées) en éthique du travail social de l’Université de Lausanne et des hautes écoles de travail social de Genève et de Lausanne.

Il était temps

Cette sortie programmée et annoncée de l’exception vaudoise est une bonne nouvelle: mieux vaut tard que jamais. Jusqu’ici, le canton de Vaud en était resté à une conception «archaïque» de la désignation des tuteurs et des curateurs, a-t-on pu lire et entendre. Cet archaïsme reposait pour une part sur de nobles intentions, aussi bien éthiques que démocratiques. Mais, tout bien considéré, la curatelle contrainte posait et continue de poser de graves problèmes éthiques, tant du côté des personnes désignées d’office que de celui des destinataires supposés bénéficier de cette mesure.

Le point de vue éthique fondamental doit primer, à notre avis, sur des considérations purement politiciennes. Les résistances au changement n’ont, en effet, pas seulement leurs racines dans le débat vaudois classique sur le fédéralisme. Le fait que, dans une étape précédente du processus, les protagonistes principaux aient pu se rejoindre objectivement sur l’appel au droit fédéral — par-delà des stratégies politiques opposées — montrait déjà bien que la question ne pouvait pas se résumer à une simple divergence partisane, si légitime et intense cette dernière puisse-t-elle être au niveau des principes.

Les témoignages disponibles au sujet de la situation vaudoise doivent être traités avec nuances et délicatesse, en tenant compte de la grande complexité du terrain. La perspective énoncée par la conseillère d’Etat Béatrice Métraux, lors de la conférence de presse du 7 juillet, de l’intention du Conseil d’Etat vaudois de renoncer à la curatelle forcée emporte l’adhésion également sous un angle éthique. Le contexte politique de cette détermination de l’Exécutif et les conditions subtiles de son consensus ne sont bien sûr ni à ignorer ni à négliger, mais ils ne sauraient commander notre réflexion.

Il faudra du temps

Les contacts professionnels très récents que nous avons pu avoir, dans le cadre d’une formation en éthique, avec les curateurs et curatrices vaudois, nous ont permis d’étayer notre conviction sur cette question épineuse. Bien sûr, comme le soulignent toutes les parties, le temps requis pour ce changement sera relativement long (5 à 7 ans, selon les estimations actuelles). De lourds facteurs économiques et de ressources humaines affectent une transition aussi considérable. Comme le disait Mitterand, il faut donner du temps au temps. En termes plus fondamentaux et moins opportunistes: l’éthique demande elle-même du temps.

Nous vivons dans une période où la pression du chronos l’emporte de plus en plus sur celle du kairos (le bon moment, le juste moment). Il suffit d’élargir un instant notre projecteur au-delà du microcosme helvétique pour mieux le voir encore. Bien des déchirements sociétaux supplémentaires auraient ainsi pu être évités par exemple chez nos voisins français dans le débat bâclé sur le prétendu mariage pour tous (cf. notre ouvrage La gauche, la droite et l’éthique, Paris, Cerf, 2012). C’est là qu’on perçoit les avantages et les mérites évidents de nos institutions démocratiques helvétiques. Et ce, malgré les abus dangereux et pervers que la droite populiste nous inflige et qu’il nous faut continuer à combattre. Chacun sait et comprend, pour le dire avec une note d’humour, que le temps vaudois a toujours été métaphysiquement et constitutivement plus long, plus lent et plus subtil encore que même celui du fédéralisme le plus idéal.

Il y a urgence

Ce qui prime, éthiquement parlant, c’est que des milliers de personnes vulnérables continuent et continueront à avoir un besoin impératif de curatelles de qualité, professionnelles ou volontaires, dans le pays de Vaud. Ce dernier, pas plus que notre belle Helvétie, n’est une île isolée, si riche et dynamique soit-elle par ailleurs. Il y a urgence! C’est pourquoi nous devons poursuivre la lutte, avec patience et persévérance, en nous donnant le temps de bien faire. Tel est le paradoxe d’une politique éthique. Tel est aussi, pour les chrétiens, le paradoxe d’une éthique incarnée.

* Plusieurs articles ont été consacrés à ce projet:
24 heures, 8 juillet 2014, p. 3;
Le Temps, 8 juillet, p. 4