«La négociation de la différence est plus conflictuelle en Europe»

«La négociation de la différence est plus conflictuelle en Europe»

A l’heure du Mondial de football, les quelque 300’000 musulmans du Brésil vivent leur foi en toute quiétude, sans être confrontés à la même réalité que connaissent leurs coreligionnaires européens. Les conversions progressent, notamment depuis la diffusion en 2001 d’un feuilleton télévisé véhiculant une image positive de l’islam.

, texte et photos, Salvador da Bahia, Brésil

Photo: La mosquée de Brasília.

Au XVIe siècle, 15% des esclaves africains débarqués sur sol brésilien étaient musulmans. Pendant longtemps, peu d’autres musulmans accostèrent les terres du géant sud-américain. Il a fallu attendre le XXe siècle et la venue de Syriens, Palestiniens et Libanais, bientôt rejoints par des Soudanais, Sénégalais, Egyptiens, Nigérians, Marocains et dans une moindre mesure, Irakiens. Grand connaisseur de l’islam au Brésil, Paulo da Rocha Pinto enseigne à l’Université Fluminense de Rio de Janeiro. Il décrypte la situation sociale des musulmans implantés au pays du football. Entretien.

Que constatez-vous en matière d’immigration musulmane au Brésil?

Elle s’est intensifiée depuis une trentaine d’années, lors de la guerre civile au Liban (1975-1990). De manière générale, la majorité des musulmans sont des immigrants ou descendants d’immigrés palestiniens, syriens et libanais, autant chiites, sunnites que druzes ou alaouites. Je précise qu’il s’agit d’une faible immigration, à l’image de l’immigration globale au Brésil. La croyance populaire relaie une image du Brésil comme étant une terre d’accueil pour migrants, bien qu’elle soit erronée. Depuis les années 30, il y a un flux constant de musulmans admis dans le pays, mais pas plus d’une centaine par an.

Pourquoi faites-vous référence aux années 30?

A cette époque, le nationalisme prédominait sur la scène politique brésilienne et l’idée selon laquelle l’immigration était source de problèmes bénéficiait d’un large écho. Les autorités ont donc introduit des quotas d’immigrants très stricts. Durant la période de la dictature militaire de 1964 à 1985, l’immigration était perçue comme un problème de sécurité nationale et cela n’a que peu changé depuis, si on se réfère au sort des Syriens. Jusqu’à la fin 2013, seuls 92 réfugiés de ce pays ont pu obtenir l’asile. A la suite des remontrances de la communauté internationale, le Brésil a légèrement assoupli les conditions d’accueil, de façon provisoire.

La cohabitation entre l’islam et le christianisme semble bien fonctionner au Brésil. Pourquoi?

La négociation de la différence est plus conflictuelle en Europe. Chez vous, il existe une idéologie qui présuppose que les religions non chrétiennes constituent un obstacle, un danger pour la démocratie. De par son histoire métissée, le Brésil est moins touché par cette idéologie et cette négociation de la différence se fait plus facilement, plus naturellement. A noter aussi que les musulmans ne représentent que 0.15% de la population, nettement moins qu’en Europe. Néanmoins, il faut être conscient que cela n’est pas toujours allé de soi, en témoigne le racisme virulent qui avait cours dans les années 30. Pour alimenter ce climat délétère, les mouvements nationalistes répandaient des rumeurs selon lesquelles des cellules terroristes se développaient dans la région des chutes d’Iguaçu (sud), car une importante communauté musulmane y est établie.

Quelle est l’autre différence majeure entre les musulmans du Brésil et ceux d’Europe?

Ici, la plupart des musulmans occupent des postes plus valorisés et mieux payés. En résumé, ils font partie de la classe moyenne ou moyenne supérieure, alors qu’en Europe, les études montrent que les musulmans sont principalement issus des classes populaires, voire pauvres. Au Brésil, certains tiennent des commerces, mais le plus grand nombre possède au moins un diplôme et bénéficie d’un bon bagage culturel.

Quels sont les problèmes rencontrés par les musulmans?

Nous avons constaté une augmentation des actes malveillants à l’encontre des femmes voilées. Elles sont parfois injuriées, molestées ou doivent se défendre contre des individus qui tentent d’arracher leur voile. Dans l’ensemble, cela demeure restreint.

Qu’en est-il des relations entre musulmans et chrétiens évangéliques?

Elles sont difficiles surtout parce que les pasteurs évangéliques s’en prennent souvent à l’islam dans leurs prêches, jugeant cette religion comme dangereuse, puisque désireuse de dominer le monde. On entend que les musulmans symbolisent l’antéchrist par excellence. Après avoir lu un passage de la Bible, certains pasteurs extrapolent volontiers sur le conflit israélo-palestinien, accusant les Palestiniens de terrorisme et encensant les Israéliens, qu’il faut protéger et aider à tout prix. Au Brésil, il existe aussi une fondation liée aux églises évangéliques spécialisée dans la conversion des musulmans et qui envoie régulièrement des missionnaires à l’étranger.

La conversion de Brésiliens à l’islam est en hausse. Comment l’évaluez-vous?

C’est à Rio de Janeiro et dans le Nord-est que l’on a observé le plus de cas, bien que cela reste un phénomène sans grande ampleur, de l’ordre d’une centaine de conversions par an. Les classes moyennes sont les plus concernées, contrairement aux dires des médias affirmant que les habitants des favelas se convertissent à l’islam. Il y en a, c’est vrai, mais l’immense majorité rejoint plutôt les églises évangéliques. Ceux qui embrassent l’islam sont surtout des fonctionnaires, des enseignants, des étudiants ou des artistes possédant un bon niveau de connaissances. Il y a aussi quelques militants politiques.

Et l’islam radical?

Si des courants extrémistes ont éclos au Brésil, ils seraient de toute évidence extrêmement marginaux. Il n’y a pas de terreau fertile pour l’intégrisme, puisque les musulmans vivent bien avec des perspectives d’avenir. On ne peut cependant pas exclure l’éventualité que des individus résidant au Brésil se soient rendus au Moyen-Orient ou en Afrique pour combattre aux côtés de groupes armés. A ce jour, aucune preuve n’a été apportée.

Paroles de fidèles

Au Brésil, à l’instar d’autres pays non musulmans, les fidèles se réunissent à la mosquée uniquement le vendredi entre 12h30 et 13h30. Comme le veut la règle, les femmes assistent à la prière à l’abri des regards masculins. Hormis quelques versets du coran récités en arabe, les imams prêchent quasi exclusivement en portugais, délivrant des messages rassembleurs et humanistes. Six musulmans de six villes différentes ont accepté de s’exprimer sur leur vie et la place de l’islam au sein de la société brésilienne.

Yahya Simoes, étudiant de 25 ans et Brésilien converti. Fortaleza.

«Je me suis converti il y a 4 ans, après une longue traversée du désert. Je ne me reconnaissais plus dans le catholicisme, car trop déçu par ses contradictions et le fait que la papauté soit déconnectée du peuple. Après de longues recherches, j’ai retrouvé la foi grâce à l’islam. Mes parents ont toujours de la peine à le supporter. Sinon, je suis préoccupé par la montée en puissance des milieux évangéliques au Brésil. Ça n’augure rien de bon quand on sait que des pasteurs dénigrent l’islam et jugent notre foi comme néfaste. Ici dans le Nord-est, l’islam est peu connu et les femmes portant le voile subissent plus de discriminations que dans d’autres villes telles que Brasilia, Rio de Janeiro et São Paulo, où les gens sont plus habitués.»

Cristina Rocha, laborante en chimie de 56 ans et Brésilienne convertie. Belém.

Photo: Les femmes présentes lors de la prière à Belém. La deuxième depuis la gauche est Cristina Rocha.

«Les scandales qui ont émaillé l’Eglise catholique ces dernières années m’ont profondément choquée. Un ami m’a parlé de l’islam et ça a été une révélation, un refuge qui me protège de la dureté du monde. Je me sens nettement mieux depuis ma conversion il y a 3 ans, malgré les frictions avec ma famille. Je ne porte pas le voile au travail, car il ne fait pas partie de la culture brésilienne et je ne souhaite pas me démarquer. Les musulmans étrangers sont très heureux au Brésil et ne songent pas à partir. Le seul événement que nous n’apprécions guère, mais que nous respectons totalement, car ancré dans la culture brésilienne, c’est le carnaval. Tous ces comportements triviaux et grivois ne correspondent pas à notre manière de vivre.»

Benjamin Legendart, surveillant de parking de 28 ans et Français converti. Manaus.

«Je suis né en France et j’ai longtemps vécu à Sarcelles, en banlieue parisienne. Ma mère est brésilienne et j’ai décidé de m’établir ici il y a 6 mois. Je me suis converti en France il y a quelques années, sans conviction au début. J’ai subi l’influence de mes amis, mais je ne le regrette pas aujourd’hui. J’adore la mentalité des Brésiliens vis-à-vis des autres religions et constate qu’ils sont plus tolérants et ouverts que nous Français. A Manaus, la cohabitation avec les juifs est excellente, les deux communautés dialoguent et se respectent, contrairement à ce qui se passe chez nous. Je me sens bien mieux ici qu’en banlieue parisienne. Les gens sont plus chaleureux et détendus malgré les soucis qui minent le pays.»

Maha Abdel, enseignante d’Arabe de 49 ans et originaire d’Egypte. Brasilia.

«Je vis depuis longtemps au Brésil et m’y plais beaucoup. J’ai connu cinq villes différentes depuis mon arrivée et n’ai jamais rencontré de difficulté pour m’intégrer ou me faire accepter. Je n’ai pas renoncé à porter le voile et personne ne m’a jamais injuriée ou vilipendée. Je remarque plutôt de la curiosité ou de l’étonnement de la part des gens et il arrive qu’on s’enquière de moi, par exemple en me demandant si je n’ai pas trop chaud. Le Brésil est une bonne terre d’accueil pour les musulmans, car les lois du pays sont favorables à la diversité religieuse. A part certains membres influents des églises évangéliques, le peuple brésilien nous laisse en paix. Je remarque aussi un engouement grandissant pour l’islam à Brasilia.»

Ibrahim Alsaffar, ingénieur aéronautique de 52 ans et originaire d’Irak. Rio de Janeiro.

«Je suis arrivé en 1990 au Brésil, suite à la première guerre du Golfe. Les musulmans de Rio viennent du monde entier, mais n’exportent pas les conflits de leur pays respectif. Les dissensions entre sunnites et chiites n’ont pas cours ici, parce qu’on se concentre sur ce qui nous unit, la foi en Allah et notre aspiration au bonheur. Quiconque franchit le portail de notre mosquée est bien reçu, nous ne faisons pas de distinction et n’accordons pas de privilège à l’un ou à l’autre. Nous avons du plaisir à rencontrer les Brésiliens ou les étrangers, afin de partager des expériences de vie. J’ai travaillé sur une plateforme pétrolière d’une entreprise américaine et étais le seul musulman. J’en garde d’excellents souvenirs.»

Neder Charanek, informaticien de 38 ans et originaire du Liban. Cuiaba.

«C’est très agréable de vivre au Brésil, car ce qui importe le plus aux gens, c’est la valeur humaine de l’individu et non sa religion. Ayant étudié dans une école catholique, je me souviens de la méconnaissance de mes camarades sur l’islam. Depuis, la situation a évolué et malgré quelques critiques sur le voile des femmes, la discrimination est quasi inexistante ici. Pour ma part, j’ai la chance de travailler dans une entreprise multinationale qui me laisse faire mes prières au travail. Mes collègues ne s’en plaignent pas et se contentent de me taquiner. Je nourris toutefois des inquiétudes pour l’avenir, à cause de l’impact des églises évangéliques sur la société. La diabolisation de l’islam risque de croître.»

Un pasteur évangélique réfute

Selon l’Institut brésilien de Géographie et Statistiques, les multiples églises évangéliques compteraient 42.5 millions de fidèles, sur une population totale avoisinant les 200 millions d’âmes. Interrogé sur les relations tendues entre l’islam et les églises évangéliques, le pasteur Daniel Conte de Brasilia certifie ne rien savoir: «Nous ne sommes pas en concurrence ou en conflit avec l’islam et je n’ai pas connaissance des tensions que vous évoquez. Notre église est œcuménique et ne fait pas de prosélytisme, elle cherche simplement à transmettre le message du seigneur à travers la Bible.»

En effectuant quelques recherches sur la toile, on trouve pourtant sans difficulté des commentaires acerbes de certaines églises évangéliques brésiliennes. Par ailleurs, un dossier publié par la revue d’histoire de la bibliothèque nationale relève que «globalement, les églises évangéliques estiment que l’islam et les religions orientales doivent être combattus, car considérés comme des horreurs contemporaines». De plus, les évangéliques ne tolèrent pas le rejet par l’islam de la Sainte-Trinité et de la divinité du Christ.