Une autre manière de prendre soin

Une autre manière de prendre soin

Dans la bibliothèque de feu mes parents, je suis tombé sur un livre intitulé «Journal d’un pasteur», écrit entre 1946 et 1970. Je l’ai pris notamment parce que son auteur a été mon maître de morale au Collège scientifique cantonal de Lausanne, au début des années 1950. Je l’ai lu avec un intérêt croissant à chaque page.

, ancien médecin cantonal vaudois

J’ai trouvé dans le «Journal d’un pasteur», de Georges-Emile Delay* le témoignage d’une activité, proche de celle d’une profession libérale, où comme en médecine il s’agit de prendre soin des autres. Cet éclairage fort sur la vie d’un pasteur vaudois dans le troisième quart du XXe siècle renseigne sur notre société –qui parfois fait penser «plus ça change et plus c’est la même chose». Par moment, il montre, au contraire, les mutations intervenues depuis lors.

Des situations qui rapprochent l’activité du pasteur et celle du médecin

Delay donne un enseignement en communication interculturelle, si nécessaire aujourd’hui: «Pour entrer chez les autres [et dans la vie des autres], il faut savoir employer la clé de leur propre maison».

Et sur l’importance de la relation entre un personnage important (le pasteur, le médecin) et des gens tout simples, il écrit: «Je puis au moins raconter le sourire épanoui de surprise de ceux qui me reçoivent. La plupart n’en croient pas leurs yeux de voir un pasteur qui vient les voir à domicile sans autre but que de les connaître.»

Il présente d’autres similitudes avec ce qu’est le travail médical: «Le métier consiste à déchiffrer les êtres. Voici un visage. Qu’y a-t-il derrière? Le pasteur hésite, il tâtonne, il avance une hypothèse. Il se fait une opinion provisoire. Il dit:«Revenez demain», «on verra».

«J’envie les médecins, les chirurgiens. Ils opèrent, mais dans des conditions extérieures les plus favorables: tranquillité, lumière, malade endormi, etc. Quant à nous, pasteurs…».

Le pasteur Delay rencontre une situation que des praticiens de famille connaissent. Une mère raconte: «Entre deux gémissements, ma fille m’a dit‘Je suis enceinte, je vais accoucher’. Le pire (dit la mère), c’est que je n’ai rien vu. Je l’avais envoyée chez le médecin qui l’a soignée pour ses jambes enflées (…) Je viens de lui téléphoner pour lui reprocher de ne m’avoir pas avertie. Il m’a dit qu’il ne l’avait pas vu lui-même, Anne lui avait menti». Dans une veine semblable: «Elle me raconte brièvement sa vie. Elle a rencontré un ami, un homme de quarante-cinq ans qui ne lui cacha pas son expérience des femmes. Elle s’y attache. Ce qui devait arriver arriva, tout finit en clinique. Et quelques jours après le séducteur l’abandonne».

A propos de planning familial, et de divorce (c’est écrit en l961): «Il y a parmi nous des chrétiens qui admettent la légitimité d’une limitation de naissances et du divorce. Je suis de ce nombre et ne manque pas de le dire. Mais mon opinion personnelle n’engage pas mon Eglise, qui admet la liberté de pensées (…) et cherche à faire des personnes responsables».

Comme au cabinet médical, Delay note l’importance des échanges sur le pas de porte: «Il était venu pour tout autre chose. La main sur la poignée de la porte, il s’est arrêté; il commence par dire qu’il ne veut rien dire. Puis il lâche la poignée pour porter les deux mains à sa poitrine, comme si quelque chose allait l’étouffer. Il me regarde: ‘Ma femme vous a-t-elle dit?’».

«Un obsédé sexuel. Pendant des années, sa femme est malade, il exige néanmoins son ‘dû’. Elle met des années à mourir de tuberculose. Un soir, on l’appelle pour les derniers moments de son épouse. Il ne peut se tenir de se glisser dans son lit. Il la possède. Un quart d’heure plus tard, elle meurt».

Georges Delay s’exprime sur un sujet de plus en plus discuté depuis cette époque où les attitudes ont changé: le devoir (impératif) d’informer adéquatement et spontanément le patient –et seulement lui s’il devait ne pas donner l’autorisation d’informer ses proches. Vers 1960, on était loin du compte: «Nous savons que des médecins non seulement cachent la vérité à leurs patients mais encore qu’ils interdisent au personnel soignant et aux parents de révéler la gravité de la maladie. Pour ma part je me réserve de tenir compte de la demande du médecin ou de répondre à une question précise du malade sollicitant la vérité sur son état. Ce qui ne veut pas dire que je lui réponds tout de suite et brutalement.»

Parfois, il n’est pas nécessaire de parler pour être utile: «Rencontré P. avec qui j’avais rendez-vous. Il me dit d’entrer: «Je vous remercie d’être venu. A vrai dire, ce n’est pas avec vous que j‘ai rendez-vous mais avec moi-même en votre présence. Et l’entretien s’est déroulé sans que j’aie à intervenir».

Passer des messages dans un monde foisonnant, difficile…

Georges Delay ne connaissait pas la surcharge massive d’information dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Et pourtant: «Notre principale difficulté pour apporter quelque chose, c’est que nous arrivons dans un monde où tout est plein. L’homme aujourd’hui est le lieu d’une invasion systématique, envahi doublement par le travail et par les loisirs, loisirs qui en viennent à prendre une place énorme (…) Comment mettre une eau jaillissante dans un tonneau rempli jusqu’au bord?». Et cette remarque, encore plus pertinente aujourd’hui: «Je ne pense pas aux loisirs que l’on se choisit mais à ceux qu’on nous propose, mieux qu’on nous impose de force.»

En 1965, bien avant internet et le tohu-bohu multimédiatique Gerges Delay écrit: «Je sens le hiatus qui s’établit entre nous les pasteurs et le monde moderne. D’une part, il y a ce foisonnement de l’esprit qui invente de nouvelles techniques, abat des barrières, tout un effort de pensée pour donner à l’homme de nouveaux moyens de s’épanouir. Or, dans cet univers, que faisons-nous? Je nous vois penchés sur les siècles passés, scrutant de vieux parchemins et revenant avec quelques réformettes qui alourdissent encore le message vivant qu’il faudrait délivrer à ce monde en pleine fermentation».

Le sens du ministère

Georges Delay s’interroge également sur le sens de sa profession: «Que demande mon auditoire? Que je lui annonce non pas un Evangile qui retourne au seul passé, mais un Evangile en constante référence avec la vie, appliqué, actualisé, concret. Telle est la difficulté: apporter dans l’humain d’aujourd’hui le divin de toujours».

«Je me contente de quelques miettes de la théologie académique. Je ne suis pas devenu un inventeur d’idées, de systèmes, mais un découvreur d’âmes ou de personnes. J’arpente les rues, je monte des escaliers, je vais à l’hôpital, je rejoins les hommes dans leurs contextes».

Il faut vouloir «enfoncer d’un poing joyeux quelques portes qu’ont fermées mon éducation et ma vie pastorale! Briser tout dogmatisme; faire sauter les pseudo-valeurs ainsi que le vocabulaire qui leur tient lieu de véhicule: péché, faute…Vivre et non point moraliser!»

«A force de frôler le péché et de côtoyer les pécheurs, j’ai fait ce qu’ils font. J’ai mangé de leur pain et bu de leur vin, coupable de n’avoir pas su m’abstenir de toute compromission». Mais quelques jours plus tard, Delay écrit: «La vie, cette difficile aventure, est belle en raison même des tentations qu’elle nous offre. Elle reste toujours une danse sur une corde raide».

«J’ai souvent perdu Dieu: le Dieu de mon enfance, celui de mon adolescence, celui –quelque peu philosophe et savant– de mes études, celui –moraliste, légaliste– de mes premiers pas dans le ministère, le Dieu de mon âge mûr, tout amour et toute joie. Chaque fois, ce Dieu perdu m’a retrouvé». Mais aussi: «Depuis le temps que je perds la foi, il ne devrait plus m’en rester. Et c’est le contraire qui se produit. Plus j’en perds, plus j’en retrouve.»

Georges Delay livre également quelques anecdotes croustillantes: Une maman (protestante) qui a une fille doit s’occuper d’un petit garçon (d’une famille catholique) dont la mère est malade. Un soir au moment du bain, les deux enfants se déshabillent et s’apprêtent à sauter dans la baignoire. La fillette reste interdite: «Je n’aurais jamais cru qu’il y ait autant de différence entre les catholiques et les protestants.»

La vie m’a appris

L’auteur revient aussi sur ses racines: «L’arbre ne monte qu’en descendant. Plus ses racines sont nombreuses, solidement architecturées dans les profondeurs, plus sa coupe arrondie ou sa flèche s’élève harmonieuse».

«Aimer les autres, ce n’est pas les aider de manière à en faire des obligés. Mais c’est donner le meilleur de soi afin qu’ils donnent à leur tour le meilleur d’eux-mêmes».

«La vie m’a appris pas mal de choses, entre autres celle-ci: à surmonter le désir de fuir loin de moi, à vivre dans l’intimité de soi. C’est la plus sévère des écoles, qui vous rend modeste absolument».

Il partage quelque chose que beaucoup d’entre nous mettent longtemps à apprendre: «Il arrive un moment dans le vie où l’on ose déplaire». Et aussi: «Quarante neuf ans aujourd’hui! Pour l’an nouveau? Apprendre à dire non, pour conserver sa liberté».

«Pour monter, il faut consentir à jeter du lest. L’essentiel est de choisir ce que l’on rejette».

«Incorrigible optimiste, je voudrais apprendre à tous les hommes que le bonheur est en eux; que sa recherche est notre humaine et commune mission, qu’elle vaut qu’on lui sacrifie quelques aises et menus plaisirs immédiats.»

«Le bonheur ne saurait dépendre de quelques dispositions favorables qui nous environnent. Il est à l’intérieur de moi. Il est ce sentiment que notre vie est une valeur en soi, originale et féconde. Dans certains cas, lorsque l’environnement se fait agressif, le bonheur, loin d’être étouffé, surgit de l’effort fait pour surmonter l’obstacle.»

Expérience à transmettre

Des choses changent, d’autres sont de toujours. Beaucoup parmi nous, s’ils prenaient la plume, auraient comme Delay des choses substantielles à raconter, marquées par l’humanité, la lucidité, la vie vécue. Il est bon que certains s’attachent à transmettre leur expérience.

Référence

*
«Journal d’un pasteur», de Georges-Emile Delay
Lausanne, Editions Bertil Galland, 1973