Le combat spirituel laisse-t-il place à la démocratie?

Le combat spirituel laisse-t-il place à la démocratie?

Chants d’inspiration guerrière et conquête de terrains «au nom de Jésus», le combat contre Satan est volontiers pratiqué dans les milieux évangéliques, charismatiques en particulier. Dans une enquête fort bien documentée, le sociologue Philippe Gonzalez s’en inquiète et se demande quelle autorité peut agir contre les dérives théologiques.

par Joël Burri

«Nous prenons autorité au nom de Jésus! Cette ville appartient à Jésus. Nous faisons tomber les principautés, nous brisons les puissances d’homosexualité, de débauche.» Cette prise d’autorité se fait sur Genève, elle a lieu en 2007 et c’est sur cette anecdote que s’ouvre le 1er chapitre de «Que ton règne vienne – des évangéliques tentés par le pouvoir absolus» de Philippe Gonzalez, paru en janvier chez Labor et Fides.

Dans cet ouvrage, le sociologue à l’Université de Lausanne, décrypte plusieurs actions menées par des évangéliques en Suisse romande, à Genève en particulier, depuis 2006. D’autre part, il livre une synthèse de diverses recherches menées sur ces milieux, offrant ainsi aux lecteurs un vaste état des lieux de l’évangélisme et de ses liens avec l’espace public.

Philippe Gonzalez montre l’influence des mouvements américains sur les évangéliques de Suisse. «Ces idées circulent autour de la planète comme dans une espèce de libre marché.» En particulier, l’influence de Peter Wagner et d’un réseau international charismatique la «Nouvelle Réforme apostolique» sont mises en avant.

Les évangéliques veulent avoir un rôle à jouer dans la société. «C’est leur droit le plus strict», insiste l’auteur en interview. Mais sont-ils prêts à se conformer aux normes d’une démocratie? «Toute communauté à le droit de se faire entendre. Mais dans ce cas, elle doit aussi être prête à rendre des comptes à la société», résume l’auteur. Or pour cela les évangéliques doivent se confronter à deux écueils que Philippe Gonzalez a relevé dans son livre. Ils doivent être prêts à débattre avec leurs contemporains et doivent régler les problèmes d’autorités qu’ils connaissent en interne, souvent sans en avoir conscience.

Le liens des évangéliques avec l’espace public est une question cruciale pour le sociologue qui rappelle qu’ils sont à la base tant de l’initiative contre la construction de minarets que de l’aboutissement de l’initiative sur le remboursement par l’assurance maladie de l’avortement.

On lave son linge sale en famille

L’enquête menée par Philippe Gonzalez lui a été reprochée par plusieurs responsables évangéliques. Ils craignent que cela donne une «mauvais image» de cette communauté, explique-t-il dans l’introduction de son ouvrage. «Cela montre bien le rapport qu’ils entretiennent avec le reste de la société», commente l’auteur. «Ils veulent changer la société et y jouer un rôle, mais ne souhaitent pas que celle-ci ait son mot à dire sur la communauté.» Pourtant, «Tout ce qui est dit dans ce livre figure soit sur des sites internet librement accessibles, soit a été dit ou fait lors de rencontres publiques.»

Débattre nécessite de confronter des idées. Comment se livrer à cet exercice lorsque l’on est persuadé de détenir la Vérité. Certes, les partis politiques évangéliques font office de «traducteurs» et transforment certaines revendications en arguments politiques, mais ils ne canalisent de loin pas l’entier des demandes sociétales des évangéliques. Philippe Gonzalez résume: «Que des gens aient des prises de positions politiques conservatrices concernant le mariage des homosexuels ou l’avortement est leur droit. Qu’ils le justifient théologiquement: OK. Mais quand ils ont recours à la Bible comme argument d’autorité il n’y a plus de débat possible».

Les démons dans le quotidien des évangéliques

Enfin, Philippe Gonzalez est particulièrement sévère avec les pratiques démonologiques. Le fait que les évangéliques traitent d’«êtres possédés» les homosexuels et les personnes favorables à l’avortement inquiète tout particulièrement le sociologue. «Les responsables évangéliques tendent à minimiser ces paroles comme de simple actes symboliques. Mais si on déplace la focale, on se rend compte que ces discours ont fait des morts, s’alarme-t-il. Ce discours alimente le combat contre les homosexuels dans certains pays d’Afrique et le meurtre de médecins pratiquant l’avortement aux Etats-Unis.»

Invitation faites aux évangéliques à repenser leurs structures

Une situation qui pousse Philippe Gonzalez à inviter les évangéliques à réfléchir sur le manque d’autorités de régulations dans leurs structure. «En France par exemple, la Faculté théologique de Vaux-sur-Seine ou le Conseil national des évangéliques de France (CNEF) peut taper le poing sur la table contre une dérive théologique. Qui peut le faire en Suisse?» Le sociologue donne comme exemple la théologie de la prospérité (doctrine selon laquelle Dieu récompenserait les croyants par des richesses matérielles). Le CNEF a pris position contre cette théologie et isole ainsi ses partisans. «Un autre exemple est les titres que certains leaders évangéliques se donnent. Ils s’appellent apôtres, mais selon quelles règles? Tout cela fonctionne par simple cooptation.» Il résume: «On a beaucoup parlé de réguler le marché économique ces dernières années. Et le marché théologique, qui le régule»?

Un questionnement dans lequel les évangéliques n’entrent pas

Les milieux concernés sont-ils sensibles aux inquiétudes de l’auteur? Tentent-ils d’apporter des réponses aux questions qu’il pose? Pas vraiment. Dans sa recension le magazine «Christianisme aujourd’hui» réfute les influences d’outre-Atlantique sur les évangéliques suisses et parle d’«enquête à charge». Alors que sur son site la Fédération romandes des Eglises évangéliques caricature ce travail: «La thèse qui traverse toute l'enquête de Philippe Gonzalez est ainsi esquissée: le milieu évangélique dans sa veine charismatique est traversé par le désir de convertir l'ordre politique au christianisme par l'extension d'exorcismes ou de pratiques de délivrance à des réalités sociales et politiques. L'horizon envisagé est celui de la cité chrétienne. Des perspectives «théocratiques», menaçantes pour une société libérale, pluraliste et sécularisée, sont ainsi développées par de nombreux acteurs ou groupes de sensibilité charismatique.»

L’amnésie des croyants


«Il y a une forme d’amnésie chez les évangéliques. Ils ne cherchent pas à savoir d’où viennent les idées et à quoi elles répondaient au moment où elles ont été émises.» Quand on leur demande d’où vient une pratique ou une lecture particulière d’un passage donné de la Bible, les évangéliques peinent à répondre. «On m’a souvent répondu quelques chose comme c’était à la mode à ce moment là», relate Philippe Gonzalez.
Dans son ouvrage il se donne donc la peine de redonner une histoire aux mouvements évangéliques. «Les Eglises libres visaient à la séparation de l’Eglise et de l’Etat au XIXe Siècle. Mais dès les années 1940, le mouvement néo-évangélique va fédérer les Eglises.»
Aujourd’hui ce mouvement de pensée validant l’expérience du don de sa vie toute entière au Christ a une très forte présence dans l’ensemble des églises libres. «Mais ce mouvement n’est pas anodin, rappelle Philippe Gonzalez. Dès le début il s’était aussi donné un mandat politique. Celui de lutter contre le communisme.»

Cet article a été publié dans:

La VIe protestante Berne Jura Neuchâtel dans son édition de mars 2014
Bonne nouvelle dans son édition de mars 2014
Le Bulletin d'information adventiste dans son édition de février 2014