«Les protestants sont des maîtres en matière de désenchantement»

«Les protestants sont des maîtres en matière de désenchantement»

Le plus haut responsable des protestants de Suisse, *Gottfried L
ocher, est convaincu que les valeurs de la Réforme demeurent demandées. Il veut remplir les églises vides avec plus de substance, notamment par un renforcement de la prédication. (*grahique: chiffres OFS/réalisation: Nicolas Friedli)

, Tages-Anzeiger

Qui est le plus grand ennemi du protestantisme? Le catholicisme? L’islam? Le désintérêt?

Je préfère commencer par parler de l’ami. Le plus grand ami du protestantisme est la liberté. Chez nous, elle a toujours été au centre: se libérer des interdits de pensée, faire ce que signifie fondamentalement le protestantisme, à savoir témoigner et protester. Le protestant doit s’opposer à quiconque limite la liberté, qu’elle soit intellectuelle, politique ou économique.

Vous ne vous dressez pas contre celui qui ne s’intéresse pas du tout à la liberté?

Si tout est égal à quelqu’un, je peux difficilement le désigner comme un ennemi. Il ne me perçoit même pas. En revanche, je m’oppose à celui qui dit que, dans notre système social, il n’y a pas de place pour l’affirmation que notre liberté est fondée en Christ. Mais je lui dois aussi de la reconnaissance: il faut se battre pour la liberté, sans quoi elle se désagrège.

Enviez-vous les catholiques? Ils ont des personnalités qui attirent l’attention, comme le pape François ou l’évêque Huonder.

J’ai depuis longtemps cessé de me demander si je devrais envier d’autres confessions. La question est plutôt celle-ci: pouvons-nous, nous les protestants, nous développer à partir de la force que nous avons? Que nous ayons besoin pour cela de têtes et de visages, c’est tout à fait clair. Mais nous avons besoin, d’abord et avant tout, de substance et de messages qui soient compréhensibles.

Vous ne souffrez pas de la faible présence médiatique de votre Église?

Non. Premièrement, je trouve qu’elle n’est pas si faible que cela. D’autre part, il est dans la nature des protestants de faire preuve de réserve dans le domaine de la visibilité, du visuel. Cela a son prix, par exemple une présence médiatique qui n’est pas vraiment surabondante. Il est certain que nous n’aimerions pas l’élargir aux dépens du contenu. Mais je peux imaginer que nous nous montrions un peu plus offensifs, précisément en insistant sur la liberté.

Le protestantisme a fait la grandeur et le succès de la Suisse. Mais aujourd’hui, dans la vie réelle, il ne joue plus qu’un rôle marginal. Pourquoi cette perte d’importance?

Où voyez-vous une perte d’importance? Deux millions de protestantes et protestants vivent en Suisse. Deux millions: c’est une partie considérable de ce pays.

Il y a 70 ans, 60% des Suisses étaient réformés, aujourd’hui ils ne sont plus qu’environ 25%. Si cela continue ainsi…

Et alors? Dans la vie quotidienne, le protestantisme est très présent. Il est la force qui critique les institutions, qui insiste sur la valeur de l’individu, qui exige la liberté et qui lutte contre les empiètements institutionnels. Ces valeurs sont très perceptibles dans notre société.

Les valeurs de la Réforme sont peut-être présentes, mais elles ne sont pas mises en rapport avec votre Église.

C’est vrai. Cela me dérange que, dans la réflexion, les valeurs protestantes soient si rarement associées à l’Église protestante. Cela me dérange d’autant plus que, derrière cette institution, il y a des gens qui investissent leur cœur, leur argent et leur temps.

Le sociologue Max Weber a dit que le protestantisme, plus que toute autre religion, travaille à sa propre dissolution, parce qu’il fait avancer le désenchantement du monde. D’accord?

Je suis d’accord avant tout avec l’idée que le protestantisme désenchante le monde. Par chance, il le fait sans cesse à nouveau, puisqu’on voit apparaître constamment de nouveaux apprentis sorciers. Je pense aux sectes, mais aussi aux promesses des économistes ou de la biotechnologie. Le désenchantement est un mandat fondamental. Les protestants sont des maîtres en matière de désenchantement.

Et que dites-vous de la prévision d’autodissolution?

La thèse de Weber aura bientôt 100 ans: un siècle durant lequel l’Église protestante, comme aussi les autres grandes confessions, est devenue plus petite. Pourtant, une Église qui compte 2 millions de membres ne se trouve pas en situation d’autodissolution.

Même si nos valeurs de liberté prennent leur indépendance, même si elles se dégagent de l’Église protestante, il continue à y avoir des paroisses, des cultes du dimanche, des camps de confirmands, des chœurs de gospel, des cercles de prière – et il y en a beaucoup. Malgré la thèse de Max Weber.

Le protestantisme se retrouve dans les gènes de la Suisse, mais les églises sont vides.

De nombreuses églises sont vides. Mais il y a aussi beaucoup d’églises où on rencontre étonnamment beaucoup de gens, pas seulement le dimanche. Que les églises soient toutes vides, c’est un conte trop vite colporté. Au reste, les églises vides me plaisent. Nous avons une telle saturation de tout, du bruit et de la masse, que nous ne savons plus apprécier les oasis de calme.

Il est vrai que l’orientation prioritaire sur le service divin a massivement diminué. Beaucoup de gens ne trouvent manifestement plus dans le culte, ou seulement dans une mesure très limitée, ce dont ils ont besoin pour leur vie spirituelle.

Vous devez vous faire à l’idée que les protestants deviennent une Église minoritaire.

Je m’y fais. Nous devenons encore plus petits, et nous ne savons pas pendant combien de temps encore nous recevrons des fonds. Nous devenons aussi plus vieux, il faut le dire et l’entendre plus clairement. Si nous n’entreprenons rien, cela devient dangereux. Toutefois, nous n’avons pas toujours gagné à être grands; en fait, ce n’est particulièrement bon pour aucune Église.

Comment allez-vous faire revenir plus de gens à l’église?

Le chemin passe par la substance. Nous ne voulons pas élargir l’effectif à tout prix. Sinon, nous pourrions par exemple distribuer de la bière gratuite le dimanche à l’église. Nous préférons nous concentrer sur nos valeurs.

S’il y a quelque chose de particulièrement fort chez les protestants, c’est une bonne prédication, bonne sur le plan théologique, mais aussi sur celui de la structure et de la langue. Nous voulons mettre en valeur les œuvres de qualité en les exposant dans une plus grande vitrine. Dans cette perspective, nous allons lancer dès octobre un prix national de prédication.

L'Église réformée va devenir de plus en plus petite, plus pauvre avec des membres plus vieux. Finira-t-elle par perdre sa place d'Église nationale? Va-t-on connaître une séparation de l'Église et de l'État?

Pas nécessairement. Nous formons tous l'État. Tant que nous trouvons que l'Église est importante - par ses valeurs ou sa contribution à la vie de la communauté -, nous devons la protéger. En outre, la présence de l'islam a révélé de nouvelles facettes chez les Suisses. Certains d'entre eux ont tout à coup redécouvert leur Église. Même si aller à l'Église le dimanche leur reste étranger.

Ils considèrent pourtant que c'est une institution qui défend nos valeurs. La confrontation avec les autres religions nous rend plus conscients de nos propres valeurs, surtout quand elles sont différentes sur des points comme l'égalité des sexes, la protection des minorités ou de la liberté religieuse.

L'Église protestante profite de la peur de l'islam?

Je ne vois pas dans la tête des gens. Je peux seulement dire que la peur n'est pas une vertu protestante. Je remarque tout simplement que certains semblent se rappeler qu'une institution qui porte nos valeurs existe - une institution appelée Église.

C’est à cela que vous souhaitez vous ancrer?

Ce serait à double tranchant. Je n'accepte pas qu'on utilise à outrance l'Eglise comme un rempart contre l'étranger. Mais en même temps, le christianisme doit dire clairement comme auparavant quelles sont les règles du vivre ensemble et celles qui ne le sont pas. Notre dialogue interreligieux n'ose souvent pas mettre des mots sur ce qui fait mal. Nous nous perdons dans du «politiquement correct».

Alors dites-le.

Cela concerne la liberté individuelle, le droit à l'individualité, l'égalité homme-femme et la liberté de la femme dans l'espace public. Si nous disons simplement que nous sommes religieusement neutres en Suisse, nous nous rendons la tâche facile à court terme. Cette neutralité nous fait accepter des groupes pour qui l'égalité homme-femme ne va pas de soi et dans la foulée de fait une grave entorse à nos principes. Or je m'y oppose. J'ai deux filles. Je veux protéger notre façon libre de vivre ensemble.

N’êtes-vous pas contradictoire quand vous posez la liberté comme un concept clé du protestantisme, mais que vous formulez en même temps des considérations impératives sur ce qui va ou ne va pas dans les autres religions?

Le danger existe. Mais c'est plus dangereux quand nous avons peur de dire les choses clairement. La liberté est fragile. Elle vit du courage civil des individus. Nous voyons cela en Egypte, illustré par la manière de faire à la fois des musulmans et des chrétiens.

Quelles sont les limites de la liberté?

Je ne peux pas m'imaginer la tolérance face à l'intolérance. Quand cela fait partie de l'évidence qu'hommes et femmes peuvent se mouvoir de la même manière dans l'espace public, alors il n'y a ici aucune relativisation possible. Alors la question ne peut guère être abordée différemment.

Quel est le rôle du protestantisme dans votre propre vie?

Je prie la plupart du temps en soirée. La pratique de la foi joue un grand rôle dans ma vie. Lire un passage de la Bible chaque jour à la lumière de la bougie pascale, assister à un culte une fois par semaine: c'est important pour moi. J'aime aussi poser mes repères dans l'année sur les événements de l'année liturgique.

Mon année commence le premier dimanche de l'Avent. Avant Pâques, je fais carême dans la mesure du possible. Nous prions également avant de manger. Quand nous sommes tous là, nous chantons à quatre voix. Mais nous ne le faisons pas quand nos trois enfants amènent des amis à la maison. Nous évitons de les embarrasser.

Comment enseignez-vous la foi à vos enfants?

Je ne leur donne pas des conférences sur la foi, j'essaie de susciter le désir de liberté - et découvrir ensuite s'ils choisissent la même foi que moi où s'ancrer. Mon ancre de liberté est l'évangile. Et ma devise tirée de la Réforme: «Ceux qui croient sont libres.»

*Gottfried Locher, 46 ans, est depuis 2010 président de la Fédération des Églises protestantes de Suisse (FEPS), l’organisation faîtière des Églises réformées cantonales en Suisse. Issu d’une famille protestante connue, il a été pasteur de l’Église suisse de Londres, directeur de l’Institut d’études œcuméniques de l’Université de Fribourg et président de l’Alliance réformée mondiale pour l’Europe. L’année dernière, Gottfried Locher est devenu l’un des trois présidents de la Communion d’Églises protestantes en Europe.

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